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Idées fondatrices associées à la machine
de Turing - hypothèse béhavioriste
Les ordinateurs actuels sont énormément plus rapides que le
premier calculateur Colossus, créé en 1943 avec l'aide de
Turing dans le but de déchiffrer rapidement les messages codés
allemands. Cependant, ils découlent tous du concept de la machine de
Turing [Turing, 1936]. Celle-ci a été proposée par Turing en
réponse à une question ouverte posée par le mathématicien allemand
Hilbert [Hilbert, 1928] concernant la possibilité de démontrer
mécaniquement des théorèmes mathématiques.
Selon la conjecture de Turing, une machine de Turing peut
effectuer n'importe quelle tâche pouvant être exécutée de
manière purement mécanique. Une tâche ou procédure ou méthode
T est dite "mécanique" si elle vérifie les quatre assertions
suivantes:
- T est décomposable en un nombre fini d'instructions exactes
(dont l'action est précisément connue), chaque instruction pouvant
être exprimée grâce à un nombre fini de symboles;
- Si aucune erreur technique ne survient, T produit invariablement
le résultat désiré en un temps fini;
- T peut être exécutée (en pratique ou en principe) par un
homme, sans avoir recours à aucun accessoire exceptés un crayon et
un papier
;
- T ne requiert aucune intelligence ou connaissance
spécifique à l'homme qui l'exécute.
En outre, grâce à une règle d'évolution interne, la machine
de Turing est capable de déterminer parfaitement son évolution,
étape par étape, connaissant son état présent et l'instruction
exécutée (voir la figure 2.1).
Figure 2.1:
Principe de la machine de Turing
|
Le problème qui n'est pas abordé par la conjecture de Turing
est de savoir si le fonctionnement d'une entité intelligente
particulière peut être décrit en terme de "tâche mécanique".
Cette question apparaît en fait comme le point de départ de
la recherche en intelligence artificielle, si on considère
l'intelligence comme un principe dont on essaie d'expliquer le
fonctionnement: l'intelligence peut-elle être réduite à une succession
d'instructions élémentaires ?
Dans [Turing, 1950], Turing élabore un protocole expérimental,
connu sous le nom de "test de Turing", dans lequel la faculté
d'intelligence d'une machine est évaluée selon des critères
comportementaux: pour un problème donné (dans ce cas précis,
il s'agit de tenir une conversation en anglais), si un juge humain
n'est pas capable de différencier la réponse de la machine par rapport
à la réponse d'un autre homme, la machine est déclarée "intelligente"
(pour ce problème précis). Par là-même, Turing fait l'hypothèse
béhavioriste selon laquelle l'intelligence peut se juger uniquement
en termes de résultats observables, c'est-à-dire qu'elle se réduit à
la capacité de produire certains comportements qu'un observateur humain
qualifierait d'intelligents; en particulier, cela exclut toute forme
d'intentionnalité (inobservable de l'extérieur, par nature). Cette
hypothèse a été critiquée à maintes reprises (voir par exemple le
point de vue de Edelman dans [Edelman, 1992]). En particulier,
il semble que, pour Turing, l'intelligence est uniquement la capacité
à raisonner et à formuler ce raisonnement. Dans ce cas précis, le test
de Turing a été réussi (au moins en partie) (voir par exemple le système
ELIZA
[Weizenbaum, 1976]). Des réussites remarquables ont
été obtenues dans le domaine de l'expertise médicale (Mycin [Shortliffe et Buchanan, 1975])
ainsi que dans les jeux (programmes capables de battre les meilleurs joueurs
mondiaux [Hsu et al., 1990]). Donc, il apparaît que, selon l'acception de
l'intelligence choisie par Turing, des machines peuvent faire preuve
d'intelligence, dans un domaine précis. Et, en suivant la conjecture que
l'intelligence est une somme finie de comportements jugés intelligents,
on pourrait construire les éléments d'une entité intelligente. C'est là un
raisonnement classique de résolution de problèmes: découper un tâche
compliquée en un ensemble fini d'opérations plus simples, résoudre
celles-ci séparément puis assembler les résultats. Nous verrons par
la suite que cette démarche est inopérante dans certains cas.
Sans doute, la volonté de Turing est d'appliquer une vraie rigueur
scientifique à l'étude de l'intelligence: celle-ci est considérée comme
un phénomène observable. L'approche de l'intelligence que Turing adopte
est dualiste, dans la lignée de la pensée cartésienne, dans le sens où
le phénomène ``intelligence'' est détaché de son contenant (l'être vivant)
. Ainsi, le test de Turing impose la présence d'un
observateur, qui doit être neutre par rapport à ce qu'il étudie dans le sens
où il n'interfère pas sur les objets de l'expérience, ni sur le résultat
de celle-ci. Cela signifie en particulier que l'intelligence peut être
définie à partir d'un référentiel unique, indépendant du "contenant",
c'est-à-dire de l'entité qui manifeste de l'intelligence. En particulier,
celle-ci est dissociée de toute subjectivité.
Cependant, deux grandes critiques peuvent contredire sensiblement la vision de Turing.
- D'une part, l'intelligence ou la raison, telle que la conçoit
Turing, dans le cas où elle serait réductible à un programme implanté
dans une machine de Turing, serait une entité intemporelle, c'est-à-dire
un résultat fini, sans évolution. Cependant, lorsque Turing pose le
problème "Les machines sont-elles capables de penser ?" [Turing, 1950],
il admet que la programmation de tous les éléments d'une machine pensante
est une tâche trop gigantesque et qu'il serait souhaitable que certaines
composantes soient apprises; de ce fait, il suppose que cette machine
puisse évoluer, par apprentissage, pour acquérir certains comportements,
lui conférant des propriétés dynamiques d'évolution.
- D'autre part, l'intelligence est considérée comme une entité
auto-suffisante, désincarnée en fait: l'influence des organes sensoriels
ou moteurs est négligée. Mais comment pourrait-il en être autrement dans
un contexte où la subjectivité est écartée a priori ? En effet,
la nature biologique de la perception peut certes être décrite objectivement,
mais ce n'est pas le cas si la perception est vue comme un outil ou une
fonction utilisée par l'intelligence. En d'autres termes, si on se réfère
à la définition de l'intelligence en tant que tâche mécanique, comment
associer d'une manière exacte une perception particulière à un symbole
définissant une partie d'une instruction ? Turing comprend que cette question
est importante et propose une voie de recherche allant dans ce sens, en
conclusion de son article; d'après lui, une possibilité d'évolution de
l'intelligence artificielle serait d'équiper un ordinateur des meilleurs
organes sensoriels possibles et de leur apprendre à parler et à comprendre
l'anglais (dans le cadre du test de Turing), c'est-à-dire apprendre le passage
de la perception à la compréhension de celle-ci, donc à sa forme symbolique.
Cependant, la mécanique d'apprentissage n'est pas abordée par Turing.
L'introduction de l'apprentissage dans le développement de Turing
est donc une réponse à deux problèmes pratiques majeurs:
- la multiplicité des cas: la manifestation du phénomène "intelligence"
est trop compliquée pour en prévoir tous les cas. Lorsqu'un nouveau cas
apparaît, il faut donc l'apprendre.
- la gestion de l'interface entre la machine et son monde externe:
l'interaction entre la machine et ses organes de perception doit être apprise.
Donc, de l'aveu même de Turing, la faculté d'apprentissage est une
composante nécessaire dans l'établissement du programme
"intelligence" destiné à être exécuté par une machine de Turing.
Cependant, il est clair que le problème initial supposant
l'existence d'un programme traduisant le phénomène d'intelligence
n'est pas résolu par cette constatation. Bien au contraire, il
nécessite l'apport d'une autre conjecture portant sur la nature de
l'apprentissage. Pourtant, le problème est d'une autre nature que
celui portant sur l'intelligence: cette dernière utilise ou
transforme des faits (ou des données) pour en produire de
nouveaux, que ceux-ci soient objectifs ou subjectifs; par contre,
l'apprentissage d'un comportement est le résultat d'une
modification interne de celui-ci. Une "modification interne" peut
être engendrée a priori par deux catégories de changements:
- l'évolution des valeurs des paramètres (données) utilisés
par les instructions codant le comportement
- la modification des instructions codant le comportement
Dans le premier cas, le comportement à apprendre peut être considéré
comme une fonction paramétrique dont les paramètres évoluent au cours
de l'apprentissage, sans pour autant modifier la séquence d'instructions
programmant ce comportement; les algorithmes d'apprentissage des réseaux
neuronaux artificiels suivent cette approche, dans un cadre toutefois
très différent de celui de la machine de Turing (voir la section suivante).
Par contre, dans le second cas, l'apprentissage signifie une
modification du programme lui-même. Cette démarche est beaucoup
plus complexe que la première. Deux approches conceptuellement
très différentes vont dans ce sens:
- Dans le cadre de l'Intelligence Artificielle, l'auto-enrichissement
de systèmes à base de connaissances
peut être considérée comme un
apprentissage par modification d'une partie du programme. Des
systèmes sont capables de découvrir de nouvelles connaissances ou
de nouvelles règles à partir, par exemple, de méta-règles ou de
méta-connaissances [Pitrat, 1990]. Il s'agit bien d'un cas
d'apprentissage puisque, suite à la découverte d'une nouvelle
règle ou d'une nouvelle connaissance, le système sera capable le
cas échéant de générer de nouveaux faits, donc de modifier une
partie de son comportement.
- Dans le cadre de l'application des algorithmes génétiques,
un mécanisme de sélection choisit les programmes les plus performants
(suivant un référentiel donné, la fonction de fitness), peut les
croiser et former un nouveau programme. La notion de connaissance apprise
n'apparaît pas directement ici, contrairement au cas précédent. Par
conséquent, il n'y a pas non plus de notion d'enrichissement de la mémoire
par de nouvelles connaissances.
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2002-03-01