next up previous contents
suivant: 2 Action de l'émotion monter: 3 Faits et hypothèses précédent: 3 Faits et hypothèses   Table des matières


1 Deux niveaux d'apprentissage - Paradoxe de l'évidence



Hypothèse _s   L'acquisition de connaissances liées à un contexte perceptif précis nécessite au préalable une adaptation des facultés sensorielles mises en jeu dans le contexte du problème posé. Cette adaptation est rendue possible par l'expérience de toutes les situations perceptives liées à ce contexte.



Nous sommes tentés a priori de réduire l'apprentissage à l'acquisition d'un comportement ou de connaissances. En tout cas, c'est dans cet esprit que les premiers systèmes d'intelligence artificielle apprenants ont été conçus: il s'agissait d'augmenter les connaissances du système par la découverte de nouveaux faits. Pourtant, les difficultés actuelles dans l'optique de doter la machine d'intelligence résident non pas dans la manipulation logique de connaissance mais dans sa capacité à appréhender son environnement. Dans ce cas, comme nous l'avons souligné dans la section précédente, on peut constater que les solutions apportées sont parfois efficaces, sans pour autant avoir la moindre approche biologique.
Or, le mécanisme de perception se forme à partir de l'expérience: nous savons par exemple que le bébé est quasiment aveugle à la naissance et que sa vue se développe au cours des premières semaines. Nous savons également que le contexte joue un rôle prépondérant sur le développement de cette faculté: les pygmées vivant dans des zones forestières très denses possèdent une mauvaise vue de loin. Les esquimaux possèdent dans leur langage une dizaine de mots pour qualifier les nuances de blanc, ce qui signifie qu'ils sont eux-mêmes capables de distinguer ces nuances. Enfin, des animaux dont les yeux sont exposés continuellement à une seule couleur dès la naissance deviennent incapables de discerner les couleurs: ils sont aveugles. Dans le même ordre d'idées, si on interdit la possibilité d'apprentissage de la pince fine à un enfant pendant trop longtemps, ce geste deviendra impossible à effectuer par l'adulte. Par conséquent, il semble que la diversité des expériences sensorielles permet de modeler les capacités liées à ce sens.
D'autre part, l'apprentissage d'une langue étrangère met en oeuvre la construction d'une capacité d'écoute propre à cette langue permettant de déchiffrer la ``mélodie'' de celle-ci. Des expériences menées sur des nourrissons montrent qu'ils reconnaissent d'abord le timbre de la voix de leur mère, puis la mélodie de sa langue maternelle. La compréhension du langage vient après, ainsi que le parlé. Enfin, les mélomanes savent très bien que l'oreille ``s'éduque'' et qu'on peut ne ``comprendre'' une musique qu'après un certain nombre d'écoutes, sans qu'aucune faculté ``intellectuelle'' ne soit mise en jeu.
C'est pourquoi, dans le but d'être cohérent avec ces faits, nous distinguons deux niveaux d'apprentissage:
  1. l'apprentissage de haut niveau.
    Celui-ci permet d'accumuler des connaissances dans le but de les manipuler. C'est l'apprentissage de l'écolier (leçon de mathématiques, récitation d'une poésie, etc.). Toutefois, ce mode d'apprentissage n'est pas réservé aux activités dites ``intellectuelles'': le danseur apprend une chorégraphie, l'acteur apprend un rôle (personnalité du personnage joué) ou le sportif apprend un nouveau geste technique de cette manière.
  2. l'apprentissage de bas niveau.
    Celui-ci est un préalable: il donne à une entité la capacité intrinsèque d'apprendre, d'exécuter ou de manipuler consciemment certains objets. Ainsi, le processus de vision englobe les capacités à distinguer des objets, à reconnaître un visage, à discerner des couleurs, à rendre une scène cohérente alors qu'on n'en voit qu'une infime partie à un instant donné. De même, l'audition comprend les facultés à reconnaître la mélodie d'une langue, à se focaliser sur un interlocuteur alors que plusieurs personnes parlent en même temps, à reconnaître une voix familière.
Ce qui distingue les deux niveaux d'apprentissage est que l'un est volontaire et conscient (acquisition de connaissances), alors que l'autre est involontaire et inconscient (acquisition de la faculté de percevoir). C'est aussi, comme nous le verrons dans le paragraphe 1.3.3, la relation de dépendance qui existe entre les deux: l'acquisition de connaissances n'est possible que lorsque la faculté de perception est assez développée. Essayez de répéter précisément une phrase prononcée dans une langue dont la mélodie vous est étrangère: c'est impossible, car vous n'avez pas pu mémoriser ce qui est dit.
En fait, le phénomène d'apprentissage de la perception possède une autre caractéristique, qui est spécifique à sa nature: il est impossible d'expliquer (sans rentrer dans des considérations biologiques d'étude des organes impliqués) la manière dont on perçoit, et encore moins le cheminement qui nous a permis d'établir notre faculté de perception: essayez d'expliquer à un aveugle ce qu'est une couleur sans utiliser un vocable visuel. Cela ne signifie pas que celui-ci est incapable de percevoir, d'une autre façon, ce genre de phénomène.
Mais la faculté de perception va plus loin que l'utilisation des cinq sens. Ainsi, un bon joueur d'échecs ``verra'' l'échiquier d'une autre façon qu'un débutant. Le problème de ce dernier (et ce n'est pas difficile de l'expérimenter soi-même) est qu'il ne voit rien justement: la disposition des pièces n'a pas de sens pour lui. Dans ce cas, il est étonnant de constater que le débutant va procéder un peu comme un ordinateur, par essai mental de tous les coups possibles ou d'un éventail de coups pris un peu au hasard. Par contre, contrairement à l'ordinateur, l'homme ne possède qu'une très petite ``puissance de calcul'', d'où des résultats modestes lorsqu'on ne possède pas une certaine perception du jeu. Par contre, le très bon joueur va écarter d'emblée une très grande majorité des coups possibles en ne gardant que ceux qui sont intéressants: il possède une grande capacité à filtrer l'information, c'est-à-dire à aller chercher l'information pertinente. Mais cette faculté, qui est liée à une intime conviction, est difficilement communicable ou enseignable.
Nous nous trouvons donc face à un paradoxe: l'acquisition de la faculté de perception est indispensable à l'utilisation de celle-ci dans un objectif précis. Lorsque cette faculté est correctement apprise, elle nous semble évidente et nous sommes incapables d'en expliquer le fonctionnement ni, par conséquent, de la transmettre à autrui. Au contraire, lorsque cette faculté n'est pas acquise, nous n'avons aucune possibilité pour l'appréhender et la comprendre (autrement que par le biais d'une étude scientifique du phénomène). L'apprentissage de bas niveau est si intime qu'il s'établit une frontière à la fois entre l'avant et l'après apprentissage (on ne peut très rapidement plus s'imaginer comment on voyait le problème avant) et, parallèlement, entre celui qui a appris et celui qui n'a pas appris. L'existence de cette barrière est décrite très concrètement dans l'essai intitulé Flatland16 [Abott, 1952].
Toute personne ayant tenté d'apprendre un sport a fait l'expérience de ce paradoxe: il ne suffit pas de répéter inlassablement un geste ou un ensemble de gestes pour qu'ils soient mémorisés et reproduits parfaitement le moment voulu; cela est du domaine de l'acquisition de connaissances. Les bases nécessaires se trouvent dans la sensation (indescriptible) que le geste effectué est correct ou non. Cette sensation sert de repère à l'auto-évaluation du niveau de performance auquel on est arrivé, ce qui permet une progression. Elle passe par la possibilité de créer une représentation mentale précise du geste à effectuer. Sans l'aide de ce repère, les mêmes erreurs sont commises régulièrement, sans pouvoir vraiment les corriger. Pour un sportif de haut niveau, il semble que la faculté de représentation mentale du geste idoine (incluant la mobilisation des parties du corps concernées) est très développée; cependant, le stress lié à l'importance de l'événement sportif peut réduire l'acuité de cette perception.
Mais, ce paradoxe existe aussi dans l'apprentissage de connaissances plus scolaires, et apparemment abstraites: le fait de ne rien comprendre se traduit par l'absence de création d'images mentales chez l'étudiant, ce qui signifie que le discours ne lui parle pas. La faculté d'abstraction n'est pas la possibilité de manipuler des symboles non signifiants: c'est au contraire la faculté à donner un sens à ces objets, pour pouvoir ensuite les utiliser.
Avant tout, le paradoxe de l'évidence pose le problème de l'apprentissage de la faculté de percevoir: celle-ci n'est pas transmissible dans une relation maître/élève et est assimilée d'une manière non volontaire. En particulier, nous pensons que la réussite du processus d'imitation, qui met en jeu un objectif précis, nécessite au préalable un très bon fonctionnement des facultés de perception nécessaires à l'atteinte de l'objectif 17. Par conséquent, la faculté d'imitation est hiérarchiquement dépendante des capacités perceptives, qui sont soumises au paradoxe de l'évidence: la cause de l'échec d'un apprentissage est, à notre avis, autant liée à un manque du processus de perception qu'à une mauvaise utilisation de ce processus pour atteindre l'objectif.

next up previous contents
suivant: 2 Action de l'émotion monter: 3 Faits et hypothèses précédent: 3 Faits et hypothèses   Table des matières
Frédéric Davesne 2001-07-13