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2 Action de l'émotion dans le phénomène ``intelligence'' - hypothèse des marqueurs somatiques



Hypothèse _s   Les émotions permettent de filtrer les informations contenues en mémoire, de manière à proposer à la sphère consciente de l'individu un ensemble de possibilités adéquates par rapport à un problème précis. Ce filtre effectue une discrimination entre les solutions ``mauvaises'' et les solutions ``bonnes'', qui seront accessibles à la conscience.



Il apparaît certain que le cerveau ne peut pas être considéré comme une boîte noire, connecté à des périphériques d'entrée (les organes sensoriels) et à des périphériques de sortie (les muscles entre autres). Le cerveau a bien entendu un rôle central dans le maintien des fonctions vitales et dans tous les phénomènes associés à l'intelligence, mais il ne pourrait tout simplement pas fonctionner sans une interaction intime avec le reste du corps.
Les travaux entrepris par Damasio [Damasio, 1994] tendent à montrer que les émotions jouent un rôle non négligeable dans des processus intellectuels rationnels. Cette idée a été redécouverte récemment, alors qu'elle avait été émise il y a longtemps par James ou Darwin, puis mise à l'écart. Il est vrai que la relation entre émotion et rationalité n'est pas évidente a priori; il paraît même aller de soi qu'une réflexion rationnelle (objective) doit exclure toute émotion (subjective, par essence). Pourtant, des études menées sur des patients souffrant de lésions dans des aires précises de la région préfrontale du cerveau montrent cette relation. En effet, il semble que ces personnes sont à la fois incapables d'éprouver la moindre émotion et, parallèlement, ont un trouble prononcé de la capacité à décider de façon avantageuse dans leur vie quotidienne. Ainsi, bien que ces hommes aient conservé des capacités intellectuelles intactes et utilisent encore tous les instruments de la rationalité, ils prennent dans de nombreux cas des décisions irrationnelles, très souvent à leur désavantage.
A partir de cette constatation, Damasio formule une hypothèse selon laquelle le mécanisme du raisonnement reçoit des signaux, consciemment ou non, de la part des centres émotionnels, permettant au raisonnement d'aboutir; dans les cas pathologiques, ces signaux ne sont plus reçus ou interprétés. Cette hypothèse a été baptisée ``hypothèse des marqueurs somatiques''. Les marqueurs somatiques joueraient le rôle de filtres permettant, au cours d'un raisonnement quelconque, de supprimer d'office des solutions qualifiées de ``mauvaises''. Il ne resterait alors plus que quelques options qui seraient accessibles à la conscience et à partir desquelles l'individu pourrait choisir au mieux.
Par ``émotion'', il faut comprendre un champ plus vaste que les émotions primaires (joie, peur, colère, etc...). D'une manière plus générale, ce sont des signaux que certaines parties du corps génèrent, et qui sont perçus d'une manière consciente ou non par l'individu. Des expériences menées avec des personnes dont la moelle épinière a été sectionnée, rendant insensible une plus ou moins grande partie de leur corps (suivant l'endroit de la section) montrent que celles-ci souffrent de déficiences partielles au niveau du ressenti des émotions; ces problèmes sont d'autant plus accentués que la zone insensible du corps est importante.
Il faut souligner le fait que les émotions peuvent jouer un rôle inconscient (c'est-à-dire non accessible à la mémoire court terme de l'individu) au cours d'une prise de décision. Pour expliquer ce fait, Damasio a effectué une expérience en compagnie d'un homme ayant perdu totalement ses capacités de mémorisation [Damasio, 1999]: après avoir vu quelqu'un ou fait quelque chose, il l'oublie instantanément. Malgré cette grave déficience, Damasio a constaté que cet individu était capable de choisir les personnes avec lesquelles il aime être et de ne plus voir celles avec qui il ne s'entend pas. Cette capacité devrait avoir disparu puisque, à chaque fois qu'il se trouve avec une personne, c'est pour lui comme si c'était la première fois qu'il la voyait. Mais, malgré ce handicap, une ``mémoire inconsciente'' de ces entrevues, liée avec les émotions positives ou négatives que la personne a ressenties alors, semble avoir perduré, permettant au patient de reconnaître les personnes ``amies'' ou ``ennemies''.
L'émotion se trouve à la frontière du conscient et de l'inconscient; c'est une sorte de passerelle qui permet, selon l'hypothèse du marqueur somatique, de faire ressurgir des objets pertinents pour traiter un problème donné. Damasio a constaté que cette passerelle joue, en quelque sorte, le rôle d'un régulateur des informations pertinentes à transmettre au conscient: lorsque cette régulation est rendue inopérante (trop ou trop peu d'objets rendus conscients), les fonctions de prise de décision rationnelle sont perturbée. Ainsi, Damasio donne le cas d'un patient qui, même pour une décision très simple telle que prendre un nouveau rendez-vous chez le docteur, peut être incapable de trouver une solution et pourra essayer mentalement toutes les possibilités en essayant d'en retenir la meilleure. Dans ce cas, c'est l'explosion combinatoire des possibilités, sans pouvoir en éliminer au préalable, qui pose problème, mais aussi l'impossibilité de créer un moyen de comparaison entre toutes les solutions existantes.
Dans notre travail, nous allons nous limiter à l'utilisation de deux signaux qui nous semblent primordiaux: le sentiment de certitude, et le sentiment du ``bien fait''. Le dernier pourrait correspondre au déclenchement d'une valeur positive du signal de renforcement de l'AR. Mais le premier est plus surprenant, à première vue. Pourtant, c'est lui qui va conditionner une partie importante de ce travail. Voici plusieurs exemples pour illustrer le ressenti associé à ce signal.
Lorsque vous voyez ``2+2=?'', vous répondez mentalement ``4''. Mais ce qui est beaucoup plus intéressant, c'est que lorsque vous donnez cette réponse, vous en êtes certain. Et, cependant, ce résultat ne provient pas d'une démarche logique prouvant ce résultat: vous savez intimement que c'est vrai. Mais vous n'avez pas toujours su répondre à cette question: il y a eu apprentissage. Si vous pratiquez un sport, et même si vous n'avez pas un niveau très élevé, vous avez pu constater qu'à certains moments vous avez la certitude que le geste accompli est très bon, ou qu'il est mauvais, au moment même où celui-ci est exécuté. C'est une sensation souvent très fugace, mais particulièrement étonnante, qui mêle les deux signaux que nous avons considérés et qui est ressentie, non pas intellectuellement (au niveau cérébral) mais dans la ou les parties du corps concernée(s) par le geste. D'une manière plus générale, nous pensons que les automatismes que nous avons acquis (autant sur le plan physique, psychologique et relationnel, ou intellectuel) nécessitent l'intervention conjointe de ces deux signaux. Psychologiquement, l'intervention des principes de certitude et du ``bien fait'' participe activement à l'instauration d'un sentiment (très diffus) de confiance en soi (lorsqu'on accomplit une tâche 18, on sent à la fois un bien-être et on est certain qu'elle est bien exécutée) ou, au contraire, de défiance envers ses propres capacités (on se sent incapable de réaliser la tâche correctement et, à la fois, on est certain qu'elle ne sera pas bien exécutée). La notion de certitude ou de confiance qu'un individu possède dans ses propres processus de communication avec son environnement et de la réponse de celui-ci à ses propres attentes est un besoin psychologique majeur. Comme le dit Watzlawick 19 [Watzlawick, 1991] en parlant de la formation et de la résolution des problèmes humains, ``[...] aussi longtemps que la réalité de second ordre 20 que nous avons construite convient, [...] nous sommes en mesure de surmonter avec une plus ou moins grande sérénité des problèmes importants. Si en revanche ce sentiment de convenance disparaît, nous sombrons dans le désespoir, l'angoisse, la psychose ou nous pensons au suicide''.
Ces deux signaux sont au centre du sentiment sécuritaire dont nous décrivons l'importance dans le paragraphe 1.3.5. Dans la suite de ce travail, lorsque nous ferons référence au terme ``émotion'' dans la suite de ce recueil, nous nous limiterons à ces deux signaux.


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Frédéric Davesne 2001-07-13